Les pirates modernes ne ressemblent ni à Jack Sparrow à bord du Black Pearl, ni aux Chapeaux de paille de One Piece. Les pirates à bord des chalutiers sont les nouveaux criminels des mers et des océans. Cette pratique de pêche industrielle crée une concurrence des plus déloyales pour les pêcheurs artisanaux tunisiens. Avec plus de 2 288 chalutiers anonymes et non enregistrés opérant en Tunisie, le chalutage de fond est un commerce interdit et non durable qui met en danger les ressources halieutiques, épuise les stocks de poissons, ravage les fonds marins et a un impact négatif sur les habitats sous-marins vulnérables.
Les côtes de Sfax : repaire de pollution et repère de chalutiers
Décembre 2022 au port de pêche de Sfax, où les chalutiers encombrent les quais au vu et au su de tous, juste en face de l’Agence des Ports et Installations de Pêche. C’est là que nous retrouvons discrètement un pêcheur propriétaire d’un chalutier que nous appellerons Sami* par souci d’anonymat. Un pirate des mers qui nous a révélé son implication dans la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN).
J’ai grandi dans une famille de pêcheurs et j’ai commencé à travailler dans le secteur de la pêche artisanale à l’âge de 15 ans. C’est mon père qui m’a fait hériter de ce métier et de cette passion pour la mer. Pendant 10 ans, mon activité s’est limitée à la pêche à la ligne et aux filets maillants et trémails, puis je me suis converti au chalutage (kis). Aujourd’hui, je suis indépendant et je possède un chalutier depuis 5 ans.
Déclare Sami* le pêcheur Kis
Sami*, comme la majorité des pêcheurs de Sfax, a décidé de se lancer dans le chalutage de fond et de tenter sa chance afin d’améliorer sa situation et d’augmenter ses revenus.
Je suis conscient qu’il s’agit d’une pratique interdite et qu’elle dégrade la biodiversité, mais je dois travailler pour gagner ma vie. Avec mon chalutier, je gagne 10 fois plus qu’avec la pêche traditionnelle. Ce métier est tellement intéressant financièrement. Je comprends très bien les autres pêcheurs qui se sont lancés dans le chalutage dans l’espoir de gagner plus et d’améliorer la situation financière de leur famille.
Se lamente Sami*
Chalut de fond : Un engin de pêche destructeur
La pêche INN représente jusqu’à 26 millions de tonnes de poissons capturés chaque année selon la FAO. Le chalut de fond, également appelé chalut benthique (Karkara ou Kis), est un engin de pêche interdit, semblable à un sac constitué de filets à deux ouvertures et maintenu en contact avec le fond par un bourrelet. Il s’agit d’un engin de pêche actif remorqué par un bateau de pêche côtière qui racle le fond à l’aide de lourdes chaînes. Selon Abir Gharbi, ingénieur en pêche et environnement : » Cet engin est connu pour sa faible sélectivité en raison de son maillage réduit et non réglementé. Il peut capturer de petits spécimens et a un taux de rejet relativement élevé. « . Le chalutage de fond est particulièrement actif dans le golfe de Gabès, principalement dans la région de Sfax (Mahres, Kerkennah, Sidi Mansour, Ellouza, et Skhira) et dans la région de Gabès.
Le kis est un engin de mort qui a déserté nos côtes à Kerkennah. Une immense flotte de bateaux de pêche est observée jour et nuit, pêchant en permanence tout au long de l’année de grandes quantités de poissons, de crustacés, de céphalopodes et d’algues.
Kays Ezzeddine, pêcheur artisanal à Kerkennah, Sfax

Cet engin est l’une des principales causes de prises accidentelles en Tunisie. De plus, seuls 18 à 25 % des poissons capturés par le chalut de fond ont une valeur commerciale et peuvent être vendus sur les marchés, tandis que plus de 25 % des prises restantes sont des spécimens de 1 cm ou moins qui finissent par mourir et sont rejetés à la mer en tant que prises accessoires. Selon Sami*, le chalutage de fond est une pratique strictement interdite en Tunisie car » elle ne respecte pas les repos biologiques et n’est pas sélective. De plus, les propriétaires des chalutiers n’ont pas de permis de pêche, et pourtant le chalutage de fond est pratiqué librement sur nos côtes et le fruit de cette pêche est débarqué sur les quais des ports de pêche sans la moindre attention de la part des autorités locales. » ajoute Sami*. Bien que ces infractions aient un impact direct et néfaste sur la santé sous-marine et les stocks de poissons, l’impunité règne à Sfax, où les réglementations et les contrôles sont censés être les plus stricts.
Le chalutage a un impact sur la vie marine protégée et menacée, c’est un crime contre l’environnement et son équilibre naturel selon la loi n°94-13. Le degré d’impact du chalutage dépend principalement de la profondeur à laquelle il a été utilisé, de la puissance du chalutier et de la taille des mailles des filets.
En écrasant les fonds marins, le chalut de fond endommage les habitats et les organismes qui s’y trouvent, notamment les algues, les coraux et les herbiers de posidonies. .
Révèle Abir Gharbi
Même si elle n’atteint pas le fond de la mer, la pression physique de ce dispositif génère des modifications d’origine humaine qui entraînent l’altération des surfaces, la modification de la morphologie des sédiments et la désertification des fonds marins. D’autres conséquences tout aussi dangereuses sont liées à l’augmentation de la turbidité de l’eau et à la libération de contaminants ou de matières organiques enfouis dans les sédiments.

Selon Abir Gharbi, cette pratique de pêche criminelle a un impact direct sur un large éventail d’espèces et de catégories d’âge. Elle écrase les espèces benthiques, épuise les stocks de poissons et enchevêtre les espèces protégées et vulnérables. Les pieuvres, les tortues de mer, les daurades, les raies et les requins sont les espèces les plus souvent capturées accidentellement par les chaluts.
La mer a beaucoup changé, les stocks de poissons diminuent de façon inquiétante et la production baisse. La pêche illicite, non déclarée et non réglementée est la seule responsable de cette situation alarmante, mais le chalutage n’est à lui seul qu’un maillon d’une chaîne d’infractions commises par des pêcheurs, des gestionnaires et des décideurs qui ont tous contribué, chacun à leur manière, à détériorer le secteur de la pêche en Tunisie et à affaiblir son système de contrôle.
Déplore Sami
Le rejet en mer de spécimens non commercialisables est non seulement préjudiciable aux espèces détruites (poissons et crustacés de petite taille), mais il a également des répercussions négatives sur l’équilibre écologique et l’écosystème marin. Le rejet des spécimens impropres à la vente attire les espèces qui se nourrissent des carcasses, créant ainsi un déséquilibre dans la chaîne trophique.
La remise à l’eau de spécimens d’espèces protégées capturés vivants, comme les requins et les petites pieuvres, est un comportement pratiqué par quelques pêcheurs conscients. Cependant, il semble que la majorité des chalutiers ne pense pas à préserver la richesse de la biodiversité. De plus, d’après les témoignages recueillis, la pêche n’est pas leur activité principale, ce n’est qu’une occupation temporaire qui leur permet de gagner un revenu supplémentaire. Cependant, certains pêcheurs comme Sami* restent conscients que la préservation de la biodiversité rendra leurs moyens de subsistance plus durables à long terme.

Selon la déclaration d’Abdelmajid Dabbar, président de l’Association Tunisie Ecologie, remise à Lapresse, le littoral tunisien et particulièrement le golfe de Gabès, subissent une pression intense causée par la pêche illégale, non déclarée et non réglementée. Le chalutage est en tête de liste des infractions. Selon une étude réalisée par le Centre International des Hautes Etudes Agronomiques Méditerranéennes (CIHEAM), il y avait 404 chalutiers en 1992, en 2021, cette flotte dépasse les 2388 chalutiers, dont 90% se trouvent à Sfax. Selon Salah Charfeddine, secrétaire général de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche : « le nombre de chalutiers dépasse même les 3000 unités« . Les pêcheurs locaux ne sont pas les principaux propriétaires de ces bateaux, qui appartiennent souvent à des « intrus » exerçant d’autres professions.
La majorité des propriétaires de chalutiers ne sont pas des pêcheurs, 90% sont des intrus : des personnes issues de professions libérales, des bijoutiers, des commerçants, des hommes d’affaires. Ce sont souvent des personnes qui ont du pouvoir ou qui sont financièrement à l’aise.
Sami* outragé
La pêche artisanale, un patrimoine culturel menacé d’extinction
Selon Mahdi Hamdouni, un pêcheur artisanal de Sfax qui résiste encore et toujours à ses techniques de pêche ancestrales et durables, la pêche illégale a exacerbé la situation fragile du secteur de la pêche en Tunisie. En témoigne la baisse de la production de poisson suite à l’augmentation de l’effort de pêche, à la surpêche et au non-respect de la loi depuis 2011.
L’instabilité sociopolitique du pays, la crise climatique qui entrave l’activité de pêche ainsi que l’inflation et la hausse des prix des appâts et du matériel de pêche pèsent lourdement sur les pêcheurs. La destruction des habitats marins et la surexploitation des pêcheries entraînent une perte d’activité.
La pêche artisanale n’est plus rentable, elle ne permet pas aux pêcheurs de gagner leur vie ni même de couvrir les frais des sorties de pêche. Cette dernière est devenue un loisir plus qu’un travail. La majorité des pêcheurs artisanaux ont vendu leur bateau. D’autres se sont reconvertis dans la pêche au chalut. Une sortie de pêche au chalut qui dure environ 12 heures, rapporte entre 1 000 et 2 000 dinars, soit dix fois plus que la pêche artisanale !
Révéler Sami*

Le chalutage est un moyen de subsistance facile qui ne nécessite pas la maîtrise des techniques de pêche ni le moindre effort physique. C’est pourquoi les jeunes le préfèrent aujourd’hui et que les pêcheurs artisanaux se convertissent au chalutage de fond.
Regrets Mahdi Hamdouni, pêcheur artisanal de Sfax
L’indifférence des autorités tunisiennes concernées, jusqu’à quand ?
Selon la loi, le chalutage est strictement interdit, il n’est autorisé qu’à des profondeurs supérieures à 50 mètres pour les chalutiers autorisés et en dehors de la période de repos biologique dans le golfe de Gabès. Une période qui s’étend, chaque année, du 1er juillet au 30 septembre. Bien que les lois tunisiennes interdisent strictement la pêche au Kiss , ces bateaux, non déclarés, ne disposent pas de permis de pêche de la part des autorités tunisiennes, ne sont automatiquement pas suivis par les systèmes de détection et de surveillance portuaires VMS. Ce décalage inquiétant entre la législation et la réalité est un verdict sans appel : les autorités ont démissionné.
Il faut mettre fin à cette tragédie écologique et sauver la mer de la pêche illégale qui fragilise nos côtes. Le chalutage est pratiqué dans de faibles profondeurs qui ne dépassent pas 2 mètres. Il tue les petits spécimens, déracine les herbiers et détruit les pêcheries fixes de Charfia à Kerkennah tout en endommageant nos filets. La pêche au chalut est un danger qui menace la durabilité de la pêche artisanale et nos moyens de subsistance.
Kays Ezzeddine, pêcheur artisanal à Kerkennah
Le problème majeur réside dans l’application de la loi et la lutte contre la pêche INN sur les côtes tunisiennes, où les politiques et stratégies censées faire face à ce fléau ne sont pas mises en œuvre à la hauteur nécessaire. Pour mettre fin à cette pratique illégale, des actions doivent être entreprises pour renforcer les mesures de gestion et de contrôle des pêches. Il est également urgent d’investir dans l’amélioration des outils de traçabilité des bateaux et la sensibilisation des professionnels du secteur de la pêche.
* VMS : système de surveillance des flottes de pêche par satellite
Cet article a été rédigé en collaboration avec le projet Earth Journalism Media Mediterranean Initiative.
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Sources d’information
https://africanmanager.com/la-jica-au-secours-de-la-lutte-contre-la-peche-illicite-en-tunisie/
https://om.ciheam.org/om/pdf/c35/98606266.pdf
https://www.wwf.fr/champs-daction/ocean/peche-aquaculture/peche-illegale
https://lapresse.tn/79071/peche-illegale-les-mers-tunisiennes-a-la-peine/
https://www.un.org/depts/los/convention_agreements/reviewconf/FishStocks_FR_A.pdf