La Tunisie traverse une crise alimentaire sévère, exacerbée par la raréfaction de certains produits essentiels, notamment le pain, un aliment de base incontournable pour les Tunisiens. Chaque jour, des files interminables se forment devant les boulangeries, reflet d’une situation alarmante.
Le principal responsable de cette crise est le changement climatique, marqué par une diminution significative des précipitations. En 2022, la production nationale de blé dur s’élevait à 6,758 millions de quintaux. En 2023, elle a chuté à 2,924 millions de quintaux. Cette baisse drastique survient dans un contexte économique difficile, où le marché international du blé est en proie à des perturbations majeures, en grande partie à cause du conflit entre la Russie, premier exportateur mondial de blé, et l’Ukraine, quatrième sur la liste. Les conséquences sont immédiates : des exportations paralysées et des prix en forte hausse sur le marché mondial.
Dans ce contexte, de plus en plus de voix s’élèvent, notamment parmi les agriculteurs et les activistes de la société civile, pour promouvoir le retour à la culture des variétés locales de blé dur tunisien. Cependant, le terme « original » employé pour qualifier ces variétés est scientifiquement discutable. En effet, une variété de blé cultivée dans un même lieu pendant plus de 100 ans et soumise aux mêmes conditions devient de facto locale.
Quels sont les avantages des variétés locales ?
Les variétés locales de blé sont conservées à la Banque Nationale de Gènes (BNG), qui a réussi à les collecter au fil des 20 dernières années en partenariat avec des organisations internationales de recherche telles que le CYMMYT (Centre International d’Amélioration du Blé et du Maïs) et l’ICARDA (Centre International de Recherche Agricole dans les Zones Arides). Ces variétés sont à la disposition de tout agriculteur souhaitant les cultiver, avec la garantie de leur pureté et de leur propreté, d’autant plus qu’elles possèdent une valeur nutritionnelle importante.
Cependant, la hauteur de la tige, atteignant parfois 180 cm chez certaines variétés, pose un réel défi. Cette caractéristique complique la récolte et le traitement phytosanitaire, car les machines agricoles ne sont pas adaptées pour gérer de telles longueurs. De plus, la hauteur de la tige influence négativement le rendement, car une plante ne peut pas simultanément offrir un bon rendement et une tige longue. Or, l’objectif actuel est d’augmenter la production tout en minimisant les coûts financiers.
Comment sont issues les variétés actuellement utilisées en Tunisie ?
Le processus de création des variétés actuellement cultivées en Tunisie est un travail de longue haleine, qui remonte aux années 1960. Les agriculteurs procèdent à une castration des fleurs de blé, éliminant la membrane externe et retirant les grains de pollen, pour ensuite féconder la fleur femelle avec du pollen d’une autre variété. Ce processus, totalement naturel, n’entraîne aucune modification génétique des variétés, garantissant que les blés cultivés ne sont pas des OGM et ne présentent aucun danger pour la santé.
Les chercheurs ont mené des croisements entre plus de 4 000 types de blé pour produire des variétés hybrides, combinant les qualités des anciennes variétés avec une productivité accrue et une meilleure résistance aux maladies cryptogamiques. Des variétés comme Maali, Razak et Dhahbi en Tunisie sont le fruit de ce travail. Elles sont très productives, s’adaptent bien aux conditions climatiques difficiles, produisent des épis fertiles, et sont résistantes aux principales maladies, notamment fongiques.
Cependant, ces variétés modernes présentent aussi des inconvénients : elles consomment beaucoup de nutriments et de matières organiques du sol, sont sensibles au sel et à d’autres maladies non fongiques, et rendent les agriculteurs dépendants pour se procurer des semences chaque année.
Un changement nécessaire pour assurer notre sécurité alimentaire
Face à la crise alimentaire que traverse actuellement la Tunisie, il est clair que des actions immédiates et stratégiques doivent être entreprises. Le retour aux variétés locales de blé dur peut sembler une solution attrayante, mais il est crucial de comprendre que cela ne suffit pas à résoudre les problèmes structurels de notre agriculture.
La réintroduction de ces variétés locales, tout en valorisant notre patrimoine agricole, doit être accompagnée de mesures visant à moderniser les techniques de culture et de récolte. Par exemple, investir dans la recherche et le développement pour adapter les équipements agricoles aux spécificités de ces variétés pourrait permettre de surmonter les défis liés à la hauteur de la tige et à la gestion phytosanitaire. De plus, une attention particulière doit être portée à la gestion des sols, car la durabilité des cultures dépend de notre capacité à maintenir des sols fertiles et équilibrés, malgré l’exploitation intensive des nutriments par ces variétés.
Par ailleurs, la dépendance accrue des agriculteurs aux semences hybrides et leur incapacité à produire leurs propres semences d’année en année posent des questions fondamentales sur la souveraineté alimentaire du pays. Pour réduire cette dépendance, il est essentiel de promouvoir des pratiques agricoles qui encouragent la conservation et la réutilisation des semences locales, tout en garantissant leur qualité et leur pureté.
Mais au-delà de l’aspect purement agricole, c’est une véritable transformation des habitudes alimentaires qui est nécessaire. Les Tunisiens, tout comme les décideurs politiques, doivent reconnaître que la sécurité alimentaire ne peut reposer uniquement sur une culture intensive d’une seule céréale. Il est impératif de diversifier les sources de nourriture et de réduire la dépendance au blé dur en intégrant d’autres céréales, légumineuses, et aliments locaux dans l’alimentation quotidienne.
Enfin, la crise actuelle doit servir de catalyseur pour une réflexion plus globale sur la résilience de notre système alimentaire face aux défis climatiques, économiques, et géopolitiques. L’adoption de politiques agricoles et alimentaires plus durables, en phase avec les réalités environnementales actuelles, est indispensable. Cela implique non seulement de soutenir les agriculteurs dans la transition vers des pratiques plus durables, mais aussi d’éduquer les consommateurs sur l’importance de leurs choix alimentaires pour l’avenir de la sécurité alimentaire en Tunisie.
En somme, il est clair que la solution à la crise du blé en Tunisie ne se trouve pas uniquement dans le passé, ni dans un retour simple aux variétés locales, mais dans une approche intégrée qui allie tradition et innovation, pour construire un avenir agricole résilient et durable.