Espèces exotiques du monde sous-marin : les plus grandes menaces pour les côtes tunisiennes

Poissons vénéneux, crustacés, algues, il y a plus de 200 espèces exotiques recensées sur les côtes tunisiennes en 2022. Elles représentent l’une des principales causes de la dégradation de la biodiversité et de la diminution de la production halieutique. Les conséquences de ce phénomène biologique alarmant sont lourdes sur l’équilibre écologique des zones humides et sur les trésoreries des pêcheurs artisanaux qui s’inquiètent de l’avenir et de la pérennité de leur seule source de subsistance : la mer.

Octobre 2022, Ghar El Melh

Pêcheurs à Ghar el Melh : Une profession en danger

Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours travaillé dans la lagune avec mon père. Il m’a appris ce métier dès mon enfance, c’est ma seule source de revenus depuis 30 ans mais aujourd’hui la lagune de Ghar El Melh se meurt… !

Mondher Mekki

Cet appel à l’aide est lancé par Mondher Hamrouni, un pêcheur artisanal de Ghar El Melh. Il tient bon face à la baisse de ses revenus quotidiens issus de la pêche lagunaire.

Mondher, comme la majorité des pêcheurs lagunaires de Ghar El Melh, craint aujourd’hui d’être contraint de vendre le bateau qu’il a hérité de son père. Ce pessimisme est principalement dû à l’invasion du crabe bleu qui se nourrit des poissons qui font vivre les pêcheurs locaux et détériore leurs filets.

Ces dernières années, le lagon a beaucoup changé, de nouvelles espèces de poissons, d’algues et de crustacés sont apparues et d’autres ont disparu. Le crabe américain est l’espèce qui nous dérange le plus. Il s’agit d’une espèce nuisible envahissante. L’année dernière, j’ai travaillé un mois et demi, cette année, je n’ai travaillé que 20 jours ! Il n’y a plus rien à pêcher et les coûts des sorties de pêche dépassent les revenus. Plusieurs pêcheurs ont vendu leur bateau et nos enfants pensent de plus en plus à l’immigration clandestine.

Déplore Monther Mekki

Les espèces marines envahissantes : un fléau méconnu qui a pourtant de graves conséquences pour la pêche

Cette zone humide classée Ramsar*, adossée au Djebel Nadhour, est bordée par la plaine alluviale de la basse vallée de la Medjerda et séparée de la Méditerranée par un lido menacé d’érosion. La zone souffre de crises successives, principalement anthropiques, la pêche illégale en étant un exemple, entravant son équilibre écologique et menaçant la durabilité de ses ressources halieutiques. Parmi les coupables : la pollution, l’érosion et l’envasement. Elle résiste néanmoins à l’invasion d’espèces non indigènes.

C’est ce qu’explique Nizar Abassi, conseiller en pêche au Centre de formation professionnelle en pêche de Ghar El Melh :

Depuis 2017, autour de la côte de Ghar El Melh, nous avons commencé à observer la présence de nouvelles espèces étrangères. comme le crabe bleu, le poisson-lapin et le poisson-lion. Un bateau de pêche a capturé à une distance d’environ 15 milles nautiques du port de Ghar El Melh, 650 kg de Shadine ronde, une espèce non indigène de la famille des sardines.

Nizar Abassi

Espèces envahissantes : conséquences d’un déséquilibre de l’écosystème et de l’impact des activités humaines

Crabe bleu, poisson-lapin et poisson-lion(Pterois), pourquoi ces espèces qui vivent dans les mers tropicales se retrouvent-elles en Méditerranée ?

Selon Mouna Rifi, professeur adjoint à l’Institut national agronomique de Tunisie et membre du bureau exécutif de l’association Mediterranean Action Nature :

Ces espèces non indigènes sont introduites intentionnellement ou non par l’homme en dehors de leur environnement naturel. Lorsqu’il y a un impact négatif, une espèce exotique est dite invasive. Cette dernière provoque nécessairement un changement défavorable ou un déséquilibre dans l’écosystème. Elle peut se retrouver en compétition avec d’autres espèces pour l’espace et la nourriture, voire les déplacer ensemble, devenant ainsi un agent de changement à haut risque pour l’écosystème existant. Elles peuvent ainsi avoir des répercussions socio-économiques et des effets néfastes sur la santé humaine.

M.Rifi

Selon Mohamed Salah Romdhane, professeur à l’Institut national agronomique de Tunisie, il y avait en 2017 un total de 191 espèces végétales et animales exotiques, dont 11 espèces végétales et 14 espèces animales invasives.

Cependant, selon M.S Romdhane, ils ont été introduits en Méditerranée par quatre voies principales : le canal de Suez depuis la mer Rouge, le transport maritime via les eaux de ballast ou l’encrassement des coques de navires (Biofouling), les fermes aquacoles et le commerce des produits de la mer. C’est ainsi que des espèces de poissons de l’océan Atlantique ont été propagées par le détroit de Sicile et le détroit de Gibraltar.

Mais le transport maritime et le commerce des produits de la mer n’expliquent pas à eux seuls la prolifération massive de ces espèces invasives. Leur apparition récente soulève des questions sur les raisons qui ont favorisé leur introduction en Méditerranée.

Ce phénomène biologique inquiétant est principalement dû aux perturbations de l’écosystème liées à l’augmentation de la température de l’eau en Méditerranée. Le réchauffement climatique a donné à ces espèces des conditions favorables à leur développement et à leur reproduction.

Nizar Abassi

Le phénomène de l’invasion biologique : un fardeau pour l’écosystème et l’économie

Le réchauffement climatique et la pollution sont parmi les causes majeures de la dégradation écologique des écosystèmes aquatiques, mais aujourd’hui, l’invasion biologique a aggravé la situation de la pêche artisanale sur les côtes tunisiennes et dans la région de Ghar El Melh en particulier…

Ces espèces menacent la durabilité des espèces locales et endémiques telles que le crabe vert dans la lagune de Ghar El Melh. Le crabe vert est une espèce de valeur économique moyenne, consommée par les locaux et utilisée comme appât pour le poulpe. Ces dernières années, les stocks de crabes verts ont considérablement diminué en raison de l’invasion des crabes bleus.

L’invasion du crabe bleu est inévitable et spectaculaire, en juin 2020 nous avons identifié 10 spécimens par mois dans la lagune de Bizerte et maintenant il y a des pêcheurs qui capturent environ 200 kg par jour, ils ne sortent dans leurs filets que des crabes bleus. Les pêcheurs sont inquiets pour l’avenir de leur métier ancestral et la pérennité de leurs zones de pêche. Ils n’ont d’autre choix que de vendre leurs crabes à des prix bas qui ne leur permettent pas de gagner leur vie.

Révèle Mouna Rifi

La Caulerpa taxifolia est un autre exemple d’invasion d’espèces végétales. Il s’agit d’une algue tueuse d’origine tropicale, très envahissante. Elle étouffe les herbiers marins comme les posidonies et les invertébrés sessiles*. Cette algue dévastatrice est de plus en plus abondante sur les côtes tunisiennes. Cette année, elle est devenue particulièrement remarquable dans les îles Cani selon le Club d’Activités de Plongée de Bizerte.

Ces espèces envahissantes sont non seulement dangereuses pour la survie des pêcheries artisanales, mais elles constituent également un risque pour la santé publique.

Les espèces envahissantes peuvent être un vecteur de transmission de nouvelles maladies et peuvent représenter un danger pour la santé humaine. Dans le cas d’organismes venimeux tels que le poisson-lapin, il est nécessaire d’identifier ces espèces avant de les vendre sur les marchés.

N.Abassi

L’évaluation est la clé

L’existence d’espèces invasives dans la lagune de Ghar El Melh et sur les côtes tunisiennes est une nouvelle réalité avec laquelle il faut composer. L’éradication ne résoudra pas le problème, il faut chercher les moyens d’adapter et de développer ces nouvelles ressources en les considérant comme des richesses à fort potentiel économique.

Dit M.Rifi

Ce constat est partagé par les pêcheurs de la lagune de Ghar El Melh, qui voient encore un espoir dans le développement de ces nouvelles espèces étrangères comme le crabe bleu. « L’approche participative est la solution » selon Nizar Abassi. La création d’un Groupe de Développement pour les pêcheurs de Ghar el Melh pourrait permettre d’atténuer les problèmes causés par l’invasion de cette espèce et de lancer des initiatives pour son développement et sa commercialisation.

Mais les pêcheurs se heurtent à de nombreux obstacles, parmi lesquels l’indifférence de l’administration publique. Mondher Mekki déplore la situation en ces termes :

Le crabe bleu s’étant révélé être un produit intéressant à exploiter et à promouvoir comme à Gabès, nous avons voulu reproduire l’expérience à Ghar El Melh et créer des opportunités de travail pour la population locale. Malheureusement, les autorités ne semblent pas disposées à faciliter notre initiative. Quel est le message qu’elles nous transmettent à travers cette indifférence à notre situation ?

Mondher Mekki
  • La Convention de Ramsar est un traité intergouvernemental pour la conservation et l’utilisation rationnelle des zones humides, auquel la Tunisie a adhéré en 1980 en inscrivant le site de l’Ichkeul et possède de nombreuses zones humides d’importance internationale.
  • Invertébrés sessiles : animaux sans colonne vertébrale qui sont attachés au récif.

Cet article a été rédigé en collaboration avec le projet Earth Journalism Media Mediterranean Initiative.


Sources :

https://www.reabic.net/aquaticinvasions/2009/AI_2009_4_2_ZakhamaSraieb_etal.pdf

https://www.reabic.net/journals/bir/2013/4/BIR_2013_Yahia_etal.pdf

https://www.researchgate.net/profile/Ben-Souissi-Jamila/publication/349645327_Additonal_and_unusual_records_of_bleu_crabs_Portunus_segnis_and_Callinectes_sapidus_from_the_northeastern_Tunisian_waters_Central_mediterranean_sea/links/6047c66b92851c077f2b0149/Additonal-and-unusual-records-of-bleu-crabs-Portunus-segnis-and-Callinectes-sapidus-from-the-northeastern-Tunisian-waters-Central-mediterranean-sea.pdf

Copyright © 2022 Blue Tunisia. Tous droits réservés

0
Show Comments (0) Hide Comments (0)
0 0 votes
Évaluation de l'article
S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires