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La pêche à la sautade, communément connue sous le nom de la « damessa », est une technique de pêche fixe, spécifique à la région de l’Attaya, à Kerkennah. Aujourd’hui, cette technique est désormais délaissée par la majorité des pêcheurs et risque de disparaître.

Kerkennah :  le cerceau d’une pêche traditionnelle en danger

À l’écart de l’agitation des grandes métropoles, à une vingtaine de kilomètres au large de la côte est de Sfax, se dévoile l’archipel de Kerkennah. Ce sanctuaire, à l’allure d’un tableau pittoresque, est un havre de paix où s’entremêlent sérénité et authenticité. S’étendant sur 157 km², cet écrin est formé de deux îles principales, Gharbi et Chargui, cette dernière étant elle-même entourée d’une myriade de petits îlots.

Kerkennah, témoin de l’histoire, a vu défiler une mosaïque de civilisations – des Libyques aux Amazighs, des Phéniciens aux Carthaginois, suivis des Romains, Byzantins et Arabo-musulmans. Ces peuples ont tous laissé une empreinte indélébile, façonnant un patrimoine riche et varié qui se reflète encore aujourd’hui

Comme de nombreuses îles à travers le monde, Kerkennah s’ancre profondément dans la pêche, pilier de son économie locale. Ce secteur vital emploie directement 32 % des autochtones et soutient, de façon indirecte, une grande partie de la population à travers des activités connexes telles que la fabrication d’équipements de pêche, la restauration, l’artisanat, l’industrie et le tourisme.

La pêche à Kerkennah, principalement côtière, est adaptée à un milieu marin singulier, caractérisé par de vastes hauts-fonds qui s’étendent sur des kilomètres, avec des profondeurs ne dépassant guère les trois mètres. Les habitants ont ainsi développé des techniques de pêche traditionnelles, en parfaite harmonie avec leur environnement. Parmi celles-ci, la « Charfia« , inscrite en 2020 au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, ainsi que divers pièges (les gargoulettes « karour » et les nasses « drina« ) et la pêche à la sautade (Damassa), une méthode ancestrale aujourd’hui en voie de disparition.

Les Aurores de l’Attaya : Immersion dans l’Art Ancestral de la Damessa

À l’aube, vers 5h du matin, au port de l’Attaya, l’heure est à l’éveil sous les premières lueurs du soleil. La mer, scintillante sous ses reflets dorés, émane une fragrance marine, tandis que les vagues murmurent un air de tranquillité. Les pêcheurs de la Damessa, remarquables par leurs couffins colorés et chapeaux de palmier, convergent vers leur embarcation.

Leur barque principale, accompagnée de trois petites felouques, s’éloigne du rivage, emportant avec elle l’équipage, un groupe soudé partageant un café et des histoires sous le regard du  Raies Abdelfattah Ben Salem Khelif. C’est un vétéran de l’Attaya avec plus de cinquante ans d’expérience, il partage ses souvenirs avec nous.

Lorsque j’étais enfant, je séchais l’école pour aller pêcher avec mon père. C’était pour moi une grande source de bonheur. A l’âge de 15 ans, j’ai abandonné les études pour suivre ma passion. C’est mon père qui m’a appris la pêche à la damessa. Il s’agit d’une technique spécifique à la région de l’Attaya. On ne la trouve nulle part ailleurs.

Raies Abdelfattah Ben Salem Khelif

Le « Raies », navigue sans GPS ni boussole, c’est au gré de son instinct et de son savoir-faire ancestral, qu’il cherche l’endroit parfait pour déployer le Dar, le piège à poissons sauteurs typique de cette pêche unique le piège à poissons sauteurs (les mugilidés), comme le mulet jaune (Milla), le mulet sauteur (Karchou), d’où son nom « pêche à la sautade ».  C’est là où l’équipage se disperse, harmonieusement, dans les petites embarcations, et commencent à ramer délicatement, le temps que le « Raies », identifie l’emplacement de la mise en place du « Dar », le piège à poissons sauteurs.

L’art de la Damessa : une symphonie de pêche collective et raffinée

Dès que le lieu  de pêche est déterminé par le Raies, une chorégraphie méticuleuse se met en place. Selon Mme Rimmel Ben Massoud, Professeur en sciences halieutiques et native de Kerkennah, le processus débute avec la première barque déroulant un filet vertical non pêchant, maintenu par des flotteurs et des plombs. Simultanément, une seconde embarcation déploie un filet horizontal, soutenu par des tiges de roseaux espacées régulièrement, préparant ainsi le terrain pour l’acte suivant.

Le cercle ainsi formé, un marin sur la troisième barque entre en scène, battant l’eau avec un grand bâton pour effrayer les poissons qui, paniqués, nagent vers le centre. Pris au piège, ils tentent de sauter par-dessus le filet, se retrouvant capturés dans le filet horizontal.

L’atmosphère se transforme alors. Les pêcheurs, évoluant dans les eaux peu profondes, collectent les poissons dans un ballet de rires et de chants, célébrant leur récolte avant de se diriger vers un nouveau site pour recommencer. Cette opération peut se répéter jusqu’à six fois par jour.

Madame Ben Massoud souligne la complexité et la nature collective de cette technique : « La pêche à la damessa exige une maîtrise et une coopération sans faille, chaque membre ayant un rôle clé dans ce ballet aquatique. »

Comment sauver la Damessa ?

À l’Attaya, la pratique séculaire de la Damessa est en déclin. Mme Benmassoud, spécialiste des sciences halieutiques, met en lumière les raisons de cette régression. Selon elle, “la complexité et la saisonnalité de cette méthode traditionnelle, comparées à d’autres techniques de pêche côtière plus rentables et moins exigeantes, ont contribué à son désintéressement. De plus, une érosion progressive du savoir-faire se fait sentir, les jeunes générations délaissant ce métier jugé ardu”.

Il y a urgence de sauvegarder ce patrimoine unique. L’une des pistes sérieuses serait la création d’un label spécifique pour les pêcheries artisanales durables qui englobe la Damassa. Pour celà, il reste à sensibiliser et à mobiliser les acteurs clés.  

Afin d’assurer la pérennité de la pêche à la Damessa, une approche multifacette est essentielle. Le développement d’un tourisme durable autour de cette pratique ouvrirait une fenêtre unique sur cette tradition séculaire, tout en soutenant économiquement les communautés locales. Aussi, établir des partenariats avec des ONG et des universités permettrait de mener des recherches approfondies et de mettre en place des stratégies efficaces pour sa préservation. La célébration de la Damessa à travers des événements culturels et festivals jouerait un rôle crucial dans la sensibilisation du public, aussi bien local qu’international. Enfin, la formation d’un groupe de développement dédié à la Damessa, rassemblant pêcheurs, experts, autorités et membres de la communauté, serait un pas décisif vers la sauvegarde et la valorisation de ce patrimoine inestimable. Ces initiatives conjointes constitueraient un premier échelon pour une stratégie robuste afin de sauvegarder cette tradition ancestrale, tout en l’adaptant aux réalités contemporaines.

Cet article a été développé en collaboration avec le projet Earth Journalism Network Mediterranean Media Initiative.


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