Skip to main content

Au large des côtes tunisiennes, la coexistence entre les pêcheurs et les dauphins est loin d’être idyllique. Chaque jour, ces adorables mammifères sont pris pour cibles, accusés de ravager les filets et de s’approprier une grande partie des prises halieutiques. Mais la vérité est bien plus complexe que cela.

En effet, les dauphins ne sont pas les seuls responsables des dommages causés aux filets de pêche. Leur intrusion dans ces pièges aquatiques est plutôt une triste conséquence de la diminution drastique des stocks de poissons dans les eaux tunisiennes. Au cours des dernières décennies, ces stocks ont été décimés à hauteur de près de 60 %, laissant les dauphins affamés et à la recherche de nourriture.

Malheureusement, cette quête désespérée de nourriture a mis en concurrence les dauphins et les pêcheurs pour les mêmes ressources halieutiques, créant ainsi un conflit qui perdure. Les pêcheurs, impatients de protéger leurs filets et leurs prises, ne reculent devant rien pour éliminer les dauphins, allant même jusqu’à leur infliger une mort cruelle.

Ghar EL Melh, Février, 2023

Le dauphin: une beauté douce en danger face aux pratiques de pêche irresponsables

Les dauphins ont un régime alimentaire similaire à celui de l’Homme, se nourrissant principalement de poissons pélagiques, de céphalopodes et de crustacés. Toutefois, cette similarité alimentaire a entraîné des conflits avec les pêcheurs, qui les accusent de la diminution du stock halieutique et des dégâts économiques causés à leurs engins de pêche. Malheureusement, sous prétexte de ses accusations, la conséquence est souvent la mise à mort affreuse des dauphins.

Dans certaines régions de la Tunisie, les pêcheurs pratiquent l’abattage des dauphins ou leur coupent les nageoires caudales, ce qui les rend incapables de nager, selon les témoignages de certains pêcheurs. Lorsqu’un dauphin est grièvement blessé, il alerte son groupe en émettant des ondes sonores à des fréquences spécifiques pour informer ses congénères de se disperser de la zone à risque. Malgré son handicap de nageoire amputée, l’animal utilise d’autres modes de communication alternatifs pour interagir avec les autres membres de son groupe.

Il fait preuve d’une intelligence incroyablement surprenante ! Après avoir été remis à l’eau sans nageoire, condamné à une mort lente, le dauphin frappe la surface de l’eau avec sa queue pour disperser le reste du troupeau, en particulier lorsqu’il y a des nouveau-nés présents.

Explique Mehdi Aissi, cétologue et responsable du programme marin au World Wildlife Fund (WWF) Tunisie

Les pêcheurs n’ont aucune limite pour assouvir leur animosité contre les dauphins, allant jusqu’à inventer des méthodes d’une cruauté imaginable envers ces animaux. Pour préserver l’anonymat de notre interviewé, nous l’appelerons Houssem*. Houssem* nous a rapporté des actes ,commis par des pêcheurs en Libye, d’une cruauté inouïe : les pêcheurs bourrent des poissons de dynamite pour ensuite les jeter aux dauphins, les faisant ainsi exploser. Une férocité inégalée sur notre planète !

Cette pratique criminelle est non seulement épouvantable, mais également répréhensible car elle ne résout en rien les causes sous-jacentes du conflit entre les dauphins et les pêcheurs. En effet, plutôt que de chercher des solutions durables, les pêcheurs continuent de commettre des actes inhumains envers ces créatures marines innocentes. Ils témoignent ainsi de leur manque de conscience pour l’équilibre écologique et la protection de la vie marine. 

On observe fréquemment l’élimination des dauphins de leur habitat naturel. Il est important de prendre conscience que nous, qui envahissons l’environnement naturel des dauphins et non l’inverse !

Mehdi Aissi

Les raisons derrière cette relation tendue

Les pêcheurs ne considèrent les dauphins comme des adversaires que lorsqu’ils se trouvent face à face en mer. Plutôt que de les blâmer, il est essentiel de comprendre objectivement les raisons de cette situation.

Malheureusement, selon Mehdi Aissi, la surexploitation des ressources halieutiques, souvent négligée, est la principale raison de l’interaction négative avec les dauphins.

Le nombre d’embarcations en activité de pêche, qu’elle soit artisanale ou industrielle, est en constante augmentation. Les limites d’activité de pêche ne sont souvent plus respectées. De plus, les prises effectuées hors saison reproductive des espèces ont également contribué à une diminution alarmante du stock biologique marin. D’après Mehdi Aissi, cette diminution a atteint près de 60% depuis les années 90, selon les modèles statistiques.

Outre la surpêche, la pollution et le réchauffement climatique ont également des conséquences sur les populations de poissons, qui migrent souvent vers des eaux plus fraîches ou plus profondes pour survivre aux changements environnementaux. Cela laisse les eaux côtières moins peuplées, ce qui peut pousser les dauphins à chercher de nouvelles sources de nourriture. 

C’est précisément cette situation qui a conduit les dauphins à se tourner vers les filets de pêche pour trouver de la nourriture, une alternative à la chasse plus économique en termes d’énergie. Cela met en lumière l’importance de prendre conscience de l’impact de nos activités sur l’écosystème marin et la nécessite de mettre en place des mesures pour préserver la vie marine.

Le dauphin : un GPS à filets de pêche

Le dauphin est reconnu comme l’un des animaux les plus amicaux de la planète, grâce à sa nature curieuse et sociable qui le rapproche de l’espèce humaine. Doté d’une intelligence remarquable, il fascine tant les scientifiques que les pêcheurs, qui observent ses comportements avec émerveillement.

Sa capacité extraordinaire à repérer les filets de pêche pour se nourrir de leurs proies est l’un de ses traits les plus marquants.

Cet animal a su s’adapter avec brio à nos techniques de pêche, acquérant une compréhension sans faille de notre activité. Dès qu’il entend le bruit des navires ou des filets, il comprend instantanément où se trouvent ses proies. Et le plus étonnant, c’est sa précision : il peut localiser avec une exactitude redoutable les filets dès leur déploiement, comme s’il disposait d’un système GPS intégré ! De quoi faire pâlir d’envie les meilleurs des chasseurs

Mehdi, pêcheur à Ghar el Melh

Grâce à la recherche scientifique, nous avons une meilleure compréhension de la manière dont ces animaux réalisent cette prouesse. La technique d’écholocalisation utilisée par les dauphins est la clé de leur capacité à localiser avec précision tout obstacle environnant, en temps réel et même dans l’obscurité. Cette méthode de vision utilise leur sonar naturel, situé dans leur crâne. Il est composé de petits sacs qui se remplissent d’air lorsque les dauphins respirent. Les ondes sonores ainsi produites sont émises dans un rayon large et réfléchies lorsqu’elles rencontrent un obstacle. L’écho est canalisé par la mâchoire du dauphin jusqu’à son oreille interne, qui est en relation directe avec le cerveau. Le cerveau traite cette image de l’obstacle comme une image en rayons X, permettant ainsi au dauphin de cartographier leur environnement.

Il n’est pas surprenant que cette capacité chez les dauphins soit inégalée dans le règne animal. En effet, ils sont capables de détecter même des objets aussi petits qu’une balle de golf à une distance de plus de 50 mètres, et cela en seulement quelques millisecondes.

En mer tunisienne, les pêcheurs font régulièrement face à un concurrent de taille de la famille des delphinidés: le Grand Dauphin (Tursiops truncatus), l’espèce de dauphin la plus fréquemment observée dans la région. Ce mammifère impressionnant peut peser entre 150 et 500 kilos et consommer jusqu’à 8 kilos de nourriture par jour1, ce qui en fait un consommateur vorace et compétitif.

Il est important de souligner que les conflits entre les dauphins et les pêcheurs ne sont pas nouveaux en mer Tunisienne. En effet, les dauphins sont connus pour avoir une grande capacité d’adaptation à leur environnement, ce qui leur permet de s’adapter aux changements de disponibilité de nourriture et de s’approcher des zones de pêche pour trouver leurs proies.

Ce constat est confirmé par une étude réalisée en juin 2018 dans les pêcheries de petits pélagiques à Kélibia. L’experte en cétologie Rimel Benmessaoud révèle que les attaques des dauphins sur les bancs de poissons concentrés sous les feux entraînent une perte totale de la capture. Tandis que les déprédations sur les bancs encerclés par la senne coulissante endommagent les filets de pêche. Ils réduisent partiellement la capture. Et ils créent des pertes économiques. La fréquence des attaques des dauphins lors des sorties de pêche est d’environ 30 à 43%. Mais elle varie en fonction de l’environnement et du comportement du mammifère. Ces attaques entraînent 7% des jours d’immobilisation consacrés à la réparation des filets, avec une estimation de 77% des déchirures dues aux dauphins.

Mehdi Aissi rapporte que les dauphins et les pêcheurs interagissent régulièrement depuis plusieurs années. Ce phénomène de pêche collaborative est particulièrement observé à Laguna, une ville brésilienne. Les dauphins guident les poissons vers les côtes, permettant aux pêcheurs de les capturer plus facilement. Cette collaboration est bénéfique pour les deux parties : les pêcheurs ont des prises plus importantes et les mammifères marins se nourrissent des poissons qui tentent de s’échapper.

Entre protection des dauphins et la viabilité économique de la pêche locale

Les pêcheurs de Ghar El Melh ont autrefois eu recours à l’élimination des dauphins pour pratiquer leur activité sans entraves. Cependant, grâce à la prise de conscience des pêcheurs et à la mise en place de conventions internationales visant à protéger cette espèce, cette pratique est désormais interdite. Les accords et conventions internationaux et régionaux ont été signés et mis en œuvre en faveur de la protection durable des dauphins, et des méthodes mécaniques et électroniques ont été développées pour éloigner les dauphins des zones de pêche sans leur faire du mal.

L’Accord sur la Conservation des Cétacés de la Mer Noire, de la Méditerranée et de la zone Atlantique adjacente (ACCOBAMS) coordonne des mesures entre les Etats parties pour atteindre et maintenir un état de conservation favorable pour les cétacés. L’Institut National des Sciences et Technologies de la Mer (INSTM) a conçu le Tube Dauphin*, un générateur mécanique d’ondes acoustiques qui interfère avec le système d’écholocalisation des dauphins, masquant les filets et les poissons. Des répulsifs électroniques ont également été créés et testés dans plusieurs pays, mais ils ne sont plus efficaces car les dauphins s’habituent aux fréquences émises. Ils ont été améliorés en modifiant sur le champ les fréquences sonores pour éviter l’accoutumance. Mais, cela a eu des effets néfastes sur l’oreille interne des dauphins, entraînant des saignements et une perte de leur capacité à communiquer.

Cependant, il est important de souligner que rien de tout cela ne justifie l’écartement des dauphins de leur milieu naturel. Selon Mehdi Aissi, la cohabitation pacifique entre les dauphins et les humains exige une approche locale qui met l’accent sur la réglementation de la pêche et la surveillance attentive de cette activité. Il recommande de surveiller de près la pêche sportive, de respecter les périodes de capture saisonnières et les tailles réglementaires des produits de la pêche capturés.

Pour atteindre cet objectif, il est important de réduire l’effort de pêche et de revoir l’utilisation du Système de surveillance des navires par satellite (VMS) pour suivre les limites de cette activité, qui dépassent même les Aires Marines Protégées.

Mehdi Aissi

Des méthodes de pêche plus sélectives et respectueuses de l’environnement doivent également être mises en place pour minimiser les perturbations causées aux dauphins.

Malheureusement, la compétition entre les dauphins et les pêcheurs peut avoir des conséquences dramatiques pour les dauphins. Dans certaines régions, les pêcheurs sont contraints de se déplacer vers d’autres zones de pêche pour trouver des poissons en raison de la concurrence accrue avec les dauphins. Cette situation peut être source de frustration pour les pêcheurs, qui peuvent parfois agir de manière violente envers les dauphins, allant souvent jusqu’à leur abattage et la coupure de leurs nageoires.

Vidéo d’un dauphin mort trouvé par des pêcheurs de Ghar El Melh. Crédit vidéo Blue TN

Même si j’ai la possibilité de tuer les dauphins, je ne ne pourrais pas et je ne le ferais pas.

Issam Dhaouadi, pêcheur à Ghar El Melh

Issam a été marqué par un incident où il a capturé accidentellement un dauphin bébé dans ses filets. Les cris déchirants de la mère qui le suppliait de le libérer ont laissé une marque indélébile dans son cœur. Cet épisode souligne l’importance de la prise de conscience des pêcheurs de l’impact de leurs activités sur l’écosystème marin, ainsi que l’intérêt de la mise en place de mesures pour préserver la vie marine.

En conclusion, il est crucial d’instaurer des mesures de gestion durable de la pêche afin de mettre fin à la compétition féroce entre les dauphins et les pêcheurs, tout en protégeant les populations de poissons et les écosystèmes marins. Les pêcheurs et les communautés locales doivent être éduqués et sensibilisés à la nécessité d’une coexistence pacifique avec ces créatures marines. Et il est de notre devoir d’agir de manière responsable et éthique pour préserver leur environnement naturel. Le temps est venu de prendre des décisions fermes pour protéger ces animaux et garantir un avenir durable pour les générations à venir.


Sources

Ikram Ben Yezza

Blue TN journalist. I'm specialized in geospatial and environmental engineering .

Laisse un commentaire