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Les héroïnes des rivages Tunisiens : les femmes pêcheuses à pied nommées aussi les femmes collectrices de palourdes, font face à une crise environnementale et socio-économique sans précédent. Alors que les stocks de palourdes s’amenuisent de manière alarmante, les autorités ont pris la décision de suspendre la récolte de ces coquillages depuis trois ans. Les chiffres sont saisissants : une chute vertigineuse, passant de 1547 tonnes en 2016 à seulement 44 tonnes en 2020. Cette réalité plonge les femmes de cette noble profession dans une situation socio-économique critique, les confrontant à des défis colossaux.

Zarat, Gabès, Mai 2023

Palourdes en péril : Les héroïnes des rivages affrontent un horizon incertain

La collecte des palourdes a toujours été au cœur de ma vie depuis mon enfance. J’ai hérité de cette précieuse tradition de ma mère et de ma grand-mère. Mais à présent, je me demande s’il reste encore des palourdes en mer ?

Khadija Nemri

Khadija Nemri, 51 ans, femme “Laggata” collectrice de Gabès depuis 30 ans témoigne des défis économiques auxquels sont confrontées les femmes exerçant cette activité.

Le temps à Zarat dégage un charme tout à fait caractéristique du Sud Tunisien : une brise légère qui caresse la peau et des rayons de soleil qui illuminent la plage. Cependant, cela ne suffit pas à décourager les pêcheuses à pied, également connues sous le nom de « Laggata ». À Zarat, lorsque la marée basse survient à 11 heures, ces femmes sont nombreuses à se retrouver sur la plage. Elles recherchent les deux petits trous présents dans le sédiment, signe de la présence de palourdes, appelées localement El Gafella. Drapées dans leurs chapeaux traditionnels Mdhalla, chaussées de bottes en caoutchouc et armées d’un seau et d’un faucillon, appelé localement « El Menjel », elles se préparent à l’assaut de leur quête.

Cependant, une réalité bien différente les attend. « Êtes-vous conscientes que la pêche aux palourdes est interdite dans ces zones depuis trois ans ? » lance fermement l’agent de surveillance de l’autorité locale, ne manquant pas de rappeler constamment ces femmes à l’ordre, leur interdisant ainsi toute activité de collecte.

Depuis 2016, la filière des palourdes en Tunisie a été durement touchée par une chute significative de la production nationale. Selon les données de la Direction Générale de la Pêche et de l’Aquaculture (DGPA), le stock de palourdes a connu une baisse spectaculaire, passant de 1547 tonnes en 2016 à seulement 44 tonnes en 2020. Dans les zones côtières , ces coquillages assurent une rôle socio-économique important. Ils représentent un symbole de revenu stable et une activité qui fait vivre plus de 4000 femmes Tunisiennes selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Cependant, aujourd’hui, cette catégorie de travailleuses de la pêche se retrouve piégée entre les enjeux environnementaux et économiques.

Sur les côtes méditerranéennes de la Tunisie, seules quelques heures s’écoulent entre la première récolte des palourdes, leur vente sur place et leur exportation, principalement vers l’Europe. La palourde Tunisienne, réputée pour sa facilité de dégustation, trône sur les menus des restaurants, notamment à Rome et à Madrid, témoignant de son succès gustatif.

Pourtant, malgré cette proximité géographique entre les deux continents, un fossé considérable sépare la pêcheuse Tunisienne du restaurateur Italien. Tandis que la première récolte ces précieux coquillages pour un peu plus d’1 euro le kilo (soit 3,2 dinars Tunisiens), le second tire des bénéfices 10 à 15 fois plus élevés.

Les palourdes Tunisiennes : Entre catastrophe naturelle et actions humaines

Au fil des années, les précieuses ressources halieutiques de la mer Tunisienne, autrefois riches en poulpes, coquillages, herbes marines et poissons, ont subi des dommages considérables. Des pratiques néfastes telles que la pêche illicite et le chalutage non réglementé en sont la cause. Malheureusement, la pêche artisanale traditionnelle, qui jouait un rôle crucial dans la préservation de la biodiversité marine, est en train de disparaître progressivement. De plus, les eaux tunisiennes font face à un autre problème majeur : la pollution. L’exploitation offshore des hydrocarbures dans la région du Sud et la pollution provenant du groupe chimique dans le golfe de Gabès aggraver davantage la situation.

Chadlia Trabelsi, 51 ans, une pêcheuse de palourdes à Zarat, nous confie son témoigne des effets néfastes de cette forme de pollution.

Lors de nos collectes, nous sommes parfois confrontées à une odeur répugnante émanant des palourdes, en particulier lorsque la pollution provenant de Ghanouch se fait ressentir.

Chadlia Trabelsi

La détérioration de l’écosystème marin est préoccupante, mettant en péril non seulement les espèces marines, mais aussi les moyens de subsistance des communautés dépendantes de la mer.

Najia El Ayedi, une autre femme collectrice de palourdes à Zarat, partage une expérience bouleversante.

Mon mari, pêcheur de profession, constate chaque jour les ravages causés par les pratiques irresponsables de la pêche au chalutage. Il déconseille vivement à quiconque de s’engager dans cette profession, encore moins à nos propres enfants.

Najia El Ayedi

Les répercussions de cette crise n’épargnent pas la communauté des ”Laggata”. La diminution alarmante de la population de palourdes dans le golf de Gabès, au sud de la Tunisie, en particulier à Zarat, où la production diminue progressivement, suscite des inquiétudes parmi les scientifiques, les professionnels de la pêche et les autorités locales. La surexploitation, directement liée à une augmentation significative de l’effort de pêche, est souvent identifiée comme l’un des principaux facteurs contribuant à la détérioration du stock de palourdes en Tunisie.

Ines Houas Gharsallah, chercheuse et maître assistante au laboratoire des sciences halieutiques à l’INSTM, souligne : « Toute activité pratiquée de manière anarchique, sans réglementation ni suivi, ne peut avoir qu’un impact néfaste sur les ressources naturelles, et malheureusement, c’est le cas pour la palourde, où la collecte persiste même après son interdiction. »

Le changement climatique: menace évidente pour la disparition de palourdes

Le bivalve doit faire face à une autre menace : le changement climatique. Les effets de ce phénomène se font ressentir de manière brutale et alarmante à Gabès : une hausse soudaine de la température de l’eau et une acidification rapide de la mer, résultant des activités humaines à proximité de la région.

Ines Houas, mettant en évidence l’impact de la surexploitation sur la diminution du stock de palourdes, ne sous-estime en aucun cas l’importance du changement climatique dans ce déclin. Selon elle, cette crise environnementale exerce des pressions supplémentaires sur les habitats côtiers, soumis aux incessantes fluctuations des marées. Ces facteurs cumulatifs constituent une grave menace pour l’avenir des palourdes.

De plus, les professionnels et les scientifiques surveillent attentivement le niveau d’acidité de l’eau, qui constitue une autre menace pour les palourdes.

« Les effets du changement climatique, tels que l’élévation de la température et l’acidification de l’eau de mer, ont un impact considérable sur la résistance des palourdes. Les températures élevées affectent directement la survie de ces organismes marins, tandis que la qualité de l’eau joue un rôle crucial dans la formation de leur coquille. En effet, les palourdes absorbent les éléments présents dans leur environnement aquatique pour construire leur coquille au fil du temps », explique Ines Houas Gharsallah.

En absorbant un tiers des émissions mondiales de CO2, les océans déclenchent une réaction chimique. Le pH de l’eau diminue, entraînant une perturbation majeure connue sous le nom « d’acidification des océans ». Ce phénomène est mortel pour les mollusques tels que les palourdes, car il réduit la disponibilité des molécules de calcium dont ces bivalves ont besoin pour fabriquer leurs coquilles.

La fragilisation des coquilles de palourdes constitue un témoignage alarmant confirmé par les femmes collectrices de Zarat à Gabès. Khadija Nemri, l’une d’entre elles, partage son observation :

Au cours des dix dernières années, lorsque je parviens à collecter quelques spécimens de palourdes, je constate que leurs coquilles sont fines et se brisent facilement.

Khedija Nemri

Toxine en mer: ce que les palourdes nous apprennent sur l’état écologique de la zone

La manière dont les organismes aquatiques réagissent au changement climatique est devenue l’un des domaines de recherche les plus actifs. Les scientifiques s’efforcent de comprendre les répercussions de ce phénomène sur les ressources marines, dans un contexte où la sécurité alimentaire est en jeu. Une étude menée au Laboratoire de radio-écologie de l’Université d’Istanbul apporte de nouvelles avancées dans ce domaine en utilisant des techniques isotopiques pour analyser les conséquences du changement climatique, notamment l’acidification des océans, sur les ressources marines.

L’augmentation de l’acidité océanique a des effets significatifs sur les organismes marins, qui revêtent une importance socio-économique majeure. Grâce à l’utilisation de techniques nucléaires, les chercheurs ont découvert que certains organismes absorbent et accumulent davantage de radio-nucléides ou de métaux en réaction à l’acidification des océans. Ces éléments ralentissent le développement des organismes ou nécessitent une alimentation plus abondante pour leur survie.

L’étude menée à l’Université d’Istanbul, utilisant des radio-traceurs, a permis de constater que les palourdes exposées à une eau de mer légèrement acidifiée absorbent deux fois plus de cobalt que dans des conditions de contrôle équilibrées. En revanche, d’autres organismes marins, tels que les huîtres, font preuve d’une plus grande résilience.

Ces résultats montrent que l’acidification des océans présente un risque non seulement pour les palourdes, mais aussi pour les consommateurs. En effet, le cobalt est un métal lourd dont l’organisme humain a besoin en quantités infimes, mais qui se révèle toxique à des concentrations élevées. Ce phénomène peut avoir des répercussions socio-économiques encore plus larges sur les populations côtières méditerranéennes, qui sont tributaires des produits de la mer à la fois comme source d’alimentation et comme denrée d’exportation vers les pays européens.

Un avenir incertain : À la recherche d’alternatives de survie pour les Laggata

La collecte de la palourde est soumise à une réglementation rigoureuse établie par le ministère de l’Agriculture et des Ressources Hydrauliques. En vertu de la loi n° 94-13 du 31 janvier 1994, qui fixe la période autorisée pour la collecte des palourdes du 1er octobre au 15 mai, le ministère de l’Agriculture a émis un arrêté le 20 septembre 1994 pour régir cette activité. Cette période de collecte a été soigneusement sélectionnée pour préserver la phase de reproduction de ces animaux marins et garantir la pérennité de leur population. Cependant, l’autorité concernée se réserve le droit de modifier la date d’ouverture de la campagne jusqu’au 15 novembre, en tenant compte des particularités bioclimatiques, des demandes de la profession et des résultats des études scientifiques menées sur les sites de production.

Mais face à ces règles, les femmes collectrices de palourdes respectent-elles réellement toutes ces interdictions ?

La situation est complexe et alarmante. D’un côté, ces femmes sont exploitées par des intermédiaires peu scrupuleux qui tirent profit de leur travail acharné. De l’autre, les autorités ont émis des interdictions strictes sur la collecte de ces coquillages, plongeant ainsi ces femmes dans une crise profonde. Cette situation préoccupante est exacerbée par les changements environnementaux, économiques et sociaux qui affectent les mers Tunisiennes.

 » Étant donné que les fournisseurs continuent à encourager les femmes à collecter des palourdes et à les rémunérer, et qu’elles parviennent ainsi à couvrir leurs charges et les besoins de leur famille, elles ne sont pas prêtes à abandonner cette pratique. Si le déclin des palourdes est réel, pourquoi d’autres personnes continuent-elles à en tirer profit ?  » s’interroge Halima Souissi, une femme laggata à Kerkennah, exprimant les préoccupations et les dilemmes auxquels sont confrontées ces femmes collectrices.

Malgré cette situation complexe et alarmante, ces femmes ont pris conscience de la nécessité de s’appuyer sur leurs propres ressources et de travailler en conformité avec les lois et les réglementations afin d’éviter toute poursuite judiciaire. Elles se sont engagées dans des projets de développement visant à renforcer les capacités socio-économiques des populations vulnérables, dans le but de trouver des solutions durables à leurs dilemmes. 

Parmi ces projets figure le projet NEMO KANTARA, qui se concentre sur la stabilisation et le développement socio-économique des régions côtières tunisiennes. Ce projet s’est associé avec le Groupement de Développement Agricole et de la Pêche (GDPA) à Zarat, afin de fournir une alternative à la collecte de palourdes, qui risque de s’épuiser. Dans ce cadre, cette initiative a facilité la fabrication et la conception de nasses métalliques destinées à la pêche de crabes bleus, offrant ainsi une activité alternative aux femmes collectrices. Un autre projet, le projet FAIRE pour les femmes travailleuses dans l’Agriculture, œuvre pour l’appui à l’autonomisation socio-économique des travailleuses dans l’agriculture et la pêche en Tunisie. Il vise également à reconvertir les collectrices de palourdes vers d’autres filières, tels que l’agriculture et l’élevage, où de nombreuses femmes ont déjà démontré leur indépendance, leur sens de l’initiative et leur leadership au sein de leurs projets. 

Ces initiatives mettent en évidence la nécessité d’une surveillance renforcée pour préserver cette précieuse ressource, ainsi que la sensibilisation des collectrices de palourdes et la promotion de pratiques durables. Nous sommes actuellement confrontés à une course contre la montre pour assurer la survie à long terme de ces coquillages emblématiques de nos mers.

Cet article a été développé en collaboration avec le projet Earth Journalism Media Mediterranean Initiative.

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Sources:

Ikram Ben Yezza

Blue TN journalist. I'm specialized in geospatial and environmental engineering .

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