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Les éponges marines, familièrement appelées « Nchef » dans la région, incarnent jadis l’essence même de l’identité tunisienne. La Tunisie figurait parmi les pionniers mondiaux de l’exportation de ce produit, et Kerkennah se distinguait en tant que l’un des principaux producteurs à l’échelle nationale. Cependant, ce joyau maritime, autrefois si abondant, a aujourd’hui disparu de ces eaux pour des raisons multiples. La pollution, la surexploitation, la pêche illicite et les ravages du changement climatique ont conjointement épuisé les stocks d’éponges à Kerkennah, témoignant ainsi de la fragilité de cet héritage marin qui fut autrefois une fierté nationale.

Les éponges : Petits organismes, grandes vertus

Considérées comme la lignée animale la plus ancienne sur notre planète, les spongiaires, communément appelés éponges, sont des créatures benthiques, vivant fixées sur divers supports de la nature. En dépit de leur simplicité structurelle, ces organismes jouent un rôle crucial dans l’équilibre des écosystèmes marins. Agissant comme des filtres, les éponges peuvent purifier l’équivalent de leur propre volume d’eau en quelques secondes, contribuant ainsi à l’épuration en retenant les particules organiques fines.

Au-delà de leur impact écologique, les éponges ont longtemps été des acteurs majeurs dans l’économie de nombreuses régions à travers le monde. Utilisées dans les secteurs cosmétiques et des produits d’hygiène, elles offrent une alternative aux éponges synthétiques, particulièrement polluantes pour l’environnement.

Leur simplicité structurelle cache une importance cruciale pour l’équilibre de l’écosystème marin. En agissant en tant qu’épurateurs intrépides, elles filtrent l’équivalent de leur propre volume en une poignée de secondes, purifiant l’eau en retenant les particules organiques les plus fines. Leur contribution à la dynamique économique mondiale ne se limite pas à leur rôle écologique. Depuis des siècles, elles se sont élevées au rang de joyaux de l’industrie cosmétique et des produits d’hygiène, offrant une alternative écologique aux éponges synthétiques, destructrices pour notre environnement.

Mais ce n’est pas tout. Les éponges de mer se révèlent également être des trésors pharmaceutiques. Selon les travaux d‘Eva Ternon, chercheuse en écologie chimique marine à l’université Nice Sophia Antipolis, trois molécules bioactives extraites d’éponges, à savoir l’Eribulin (Halaven), la Cytarabine (Cytosar-U) et la Vidarabine (Vira-A), ont été reproduites in vitro, testées et approuvées par la FDA. Désormais, elles sont commercialisées avec succès comme agents anticancéreux et antiviraux.

Pourtant, malgré leur importance écologique, économique et thérapeutique indéniable, plusieurs espèces d’éponges se trouvent aujourd’hui au bord de l’extinction. Un triste constat qui touche particulièrement la Tunisie, autrefois fière exportatrice d’éponges. Dans l’obscurité des fonds marins, les éponges, bien plus que des organismes marins, sont devenues des sentinelles fragiles de la santé de nos océans. Un équilibre autrefois préservé, mais aujourd’hui menacé par une série de défis auxquels il est impératif de répondre.

L’apogée et la chute de l’industrie des éponges à Kerkennah

Faisant partie intégrante de l’héritage Tunisien depuis l’an 202 de notre ère, la commercialisation des éponges a sculpté des pans entiers de l’histoire, générant emplois et prospérité au sein des communautés de pêcheurs.

La Tunisie, forte de 143 espèces répertoriées, dont 5 à vocation commerciale à savoir : Spongia agricina (oreille d’éléphant) ; Spongia officinalis (éponge fine) ; Spongi anitens ; Spongia zimmoca (zimmocha) et Hippospongia communis (éponge commune), a su prospérer dans ce secteur crucial.

L’Archipel de Kerkennah, autrefois épicentre florissant de la production d’éponges, s’est retrouvé en 2005 au cœur d’une effervescence productive. Selon les données de la DGPA, il a contribué à hauteur de 37% à une production nationale de 32 791 kg, évaluée à 2640 mille dinars. Un passé glorieux teinté aujourd’hui de l’amertume du témoignage de Neji Hdider, un pêcheur artisanal chevronné, de la région de Kraten. Ayant hérité le métier de son père depuis plus de 40 ans. « Le métier de pêcheur artisanal était un métier privilégié qui permettait de vivre dans la prospérité. Aujourd’hui, rien n’est plus pareil, le pêcheur peine à gagner sa vie. » 

La mer de Kerkennah était autrefois un trésor de ressources vivantes. Plonger signifiait contempler la beauté sous-marine. Le métier de pêcheur artisanal était une bénédiction, synonyme de prospérité. Aujourd’hui, tout a changé, le pêcheur peine à survivre

Neji Hdider

Il poursuit avec nostalgie, « La pêche aux éponges, un trésor autrefois. Avec près de 250 pêcheurs, Kerkennah a vu ses revenus atteindre les 30 milliards de dinars ! La pêche se faisait entre 2 et 6 mètres, avec la technique ancestrale de la kannouta ( petite barque) où les pêcheurs munis d’une gaffe examinent le fond avec un seau vitré pour trouver les éponges. Cette technique nécessite la présence de deux pêcheurs à bord de la barque : un qui manœuvre la kannouta et l’autre qui observe le fond par le seau vitré afin de repérer les éponges. Il existe également la pêche en apnée mais elle est plus pratiquée par les jeunes. A la fin de la collecte, les éponges sont lavés et piétinés pour éliminer le liquide intérieur et elles sont stockés à l’abri pour sécher. »

Chaque année, le ballet de la pêche des éponges s’ouvre en octobre pour s’étirer tout au long de l’hiver, s’entremêlant harmonieusement avec la campagne de pêche des poulpes. Cette synchronisation astucieuse visait autrefois à alléger la pression sur ces derniers. Aujourd’hui, en l’absence des éponges, les pêcheurs se sont tournés vers la pêche des poulpes, une alternative qui lutte elle-même pour sa survie. Bien qu’elle puisse temporairement répondre aux besoins des pêcheurs, cette transition s’avère être une tragédie pour les stocks de poulpes, dont la déclinaison ininterrompue évoque une réalité préoccupante.

Alerte rouge : Nos éponges sont menacées d’extinction

L’archipel de Kerkennah, autrefois célébré pour sa richesse halieutique diversifiée, se trouve aujourd’hui pris dans l’étau des activités humaines et des bouleversements climatiques. Pollution, surexploitation, pêche illicite, et altérations des régimes thermiques, ces éléments forment une toile menaçante qui met en danger l’écosystème marin et l’activité de pêche locale.

Les éponges, trésors sous-marins à forte valeur commerciale, ne sont pas épargnées par ces agressions et dévoilent des signes inquiétants. Fethi Neloufi, ingénieur principal en pêche et aquaculture au Groupement Interprofessionnel des Produits de la Pêche (GIPP), révèle que le déclin du stock d’éponges a débuté il y a quatre décennies avec l’émergence d’une épizootie virale dévastatrice en Tunisie.

« En 1987, une épizootie virale a frappé toutes les côtes tunisiennes, ravageant presque intégralement le stock d’éponges. Attaquant le squelette, le virus anéantit l’espèce, provoquant son effritement », explique F.Neloufi. Maïa FOURT indique que cette épizootie s’est reproduite en 2017, causant une létalité importante des éponges à des profondeurs ne dépassant pas les 40 mètres. Selon elle, ce phénomène est probablement lié à une perturbation thermique de la couche d’eau mélangée, entre la surface de la mer et la thermocline*.

Cependant, l’impact de cette maladie sur le stock d’éponges reste secondaire par rapport à celui de la pêche illicite, notamment par l’utilisation du redoutable « Kiss« , un chalut destructeur qui racle le fond marin, mutilant les ressources vivantes et causant des dommages parfois irréversibles aux habitats marins, tels que les herbiers de posidonies, essentiels au soutien des éponges.

La pêche illicite balaie le fond marin, arrachant les posidonies, l’habitat des éponges, menaçant ainsi leur existence. Aujourd’hui, les éponges sont presque introuvables en mer.

Neji Hdider

Fethi Neloufi souligne également que la surexploitation des éponges et le non-respect des lois régissant leur pêche sont parmi les principales raisons de la chute drastique de leur stock. Malgré l’interdiction, énoncée dans l‘arrêté du 28 septembre 1995, de collecter des éponges de moins de 15 cm de diamètre (taille de première maturité sexuelle), les pêcheurs, souvent obnubilés par le gain immédiat et inconscients de la gravité de la situation, continuent de négliger ces réglementations, entraînant au fil des années une diminution, voire une disparition, des éponges à Kerkennah.

La pollution marine: Le Grim reaper des éponges 

L’écosystème marin de Kerkennah se débat, notamment face à la menace pernicieuse de la pollution chimique engendrée par les hydrocarbures et les déversements d’eaux usées, plaçant ainsi la vie aquatique dans une situation critique.

D’après les recherches de Mariem Cheffi, Docteur en sciences biologiques, l’exploitation des réserves pétrolières aux abords des îles de Kerkennah est orchestrée par deux entreprises .L’une spécialisée dans l’extraction de pétrole à partir de plates-formes offshore, et l’autre dédiée à l’exploration gazière. Ces activités sont responsables de fuites récurrentes d’hydrocarbures, engendrant des contaminations organiques et minérales préoccupantes. Ces contaminations sont véritablement nuisibles pour l’écosystème marin, comme le souligne Mariem Cheffi dans son article. À cela s’ajoutent les déversements fréquents de déchets industriels, agricoles, et d’eaux usées, entraînant une détérioration du fond marin ainsi que des écosystèmes côtiers tels que l‘herbier de Posidonia.

Les éponges, en tant qu’animaux filtreurs se nourrissant de petites particules organiques en suspension, se retrouvent parmi les plus vulnérables face à cette pollution marine. Boulbeba Souissi, jeune pêcheur et apnéiste de la région de Kraten, partage son constat alarmant : « Les éponges sont des animaux très sensibles et sont fortement impactées par la pollution marine. En réalité, ce sont les principaux indicateurs de la contamination des eaux marines, étant les premiers organismes à succomber. »

Je le dis depuis 2014, bientôt, il ne nous restera que les remords en parlant des éponges.

Boulbeba Souissi

La détresse de Souissi résonne comme un cri d’alarme face à la détérioration imminente de ce trésor sous-marin.

La spongiculture, une lueur d’espoir pour les éponges ?

La spongiculture, véritable enchantement aquatique, se profile comme une lueur d’espoir pour la préservation des éponges à Kerkennah. Cette pratique, consistant à cultiver les éponges en mer en prélevant des boutures d’éponges vivantes et en les fixant sur des cordes immergées, a déjà prouvé son succès dans divers endroits, mais sa mise en œuvre à Kerkennah se heurte à des défis uniques.

En Tanzanie, à Zanzibar, une ferme coopérative pionnière d’éponges de mer, gérée par l’organisme Marine Cultures, s’est élevée pour créer de nouvelles avenues de revenus, particulièrement pour les femmes locales. Cette initiative a libéré plus de 12 femmes de la précarité, offrant une stabilité financière à travers la culture réussie des éponges en mer.

Fethi Neloufi, expert en pêche et aquaculture, a dévoilé que l’expérience de la spongiculture a déjà été amorcée avec succès à Aghir et Zarzis. Cependant, à Kerkennah, ces espoirs étaient malheureusement voués à l’échec en raison des chaluts destructeurs qui anéantissent les cordes.

Interrogé sur la viabilité de la spongiculture à Kerkennah, Fethi Neloufi a partagé son point de vue éclairé: « La spongiculture pourrait être une solution très efficace pour la restauration des éponges à Kerkennah. Cependant, elle doit être réalisée selon les règles de l’art sur des récifs artificiels et dans un endroit à l’abri des chaluts. » Il a ajouté avec conviction : « Mais avant toute chose, il est primordial de sensibiliser les pêcheurs de la région à l’importance de cette technique et de ses avantages pour la restauration du stock des éponges. » Une lueur d’espoir scintille au fond de l’océan, reliant la préservation des éponges à une collaboration consciente entre la nature et les efforts humains.

  • Thermocline: représente une couche de transition thermique entre les eaux superficielles (chaudes) et les eaux profondes (froides).

Cet article a été développé en collaboration avec le projet Earth Journalism Network Mediterranean Media Initiative.


Sources:

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